Joël Kérouanton
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TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE « TRACES N°12, FONDATION INSTITUT DU TRAVAIL SOCIAL ET DE RECHERCHES SOCIALES ÎLE-DE-FRANCE, SITES MONTROUGE/NEUILLY-SUR-MARNE, NOVEMBRE 2009, pp 3-4. (En savoir plus)

Prélude

« Dès la fin du Moyen-Âge, apparaît un certain humanisme médical, sous l’influence vraisemblable de l’Orient et de la pensée arabe. Des îlots médicaux apparaissent dès le XIIe siècle, à Fès. Au Caire lors du XIIIe siècle. Dans cet hôpital, on y pratique une sorte de cure d’âme dans laquelle interviennent la musique, la danse, les spectacles et l’audition de récits merveilleux…. Ce sont des médecins qui dirigent la cure et décident de l’interrompre quand ils l’estiment réussie » [1].

Greffe illusoire ?

Où sont les « îlots » du XXIe siècle ? Compagnie / Esat culturel CECILIA à La Ferte-sous-Jouarre… Compagnie de l’Autre Part / Esat Unap à Pontarlier… Compagnie Vertical Détour / Hôpital psychiatrique de Ville-Evrard à Neuilly-sur-Marne…, la liste des expériences artistiques en milieu médical et médico-social, qui ferment ou risquent de fermer la porte faute de soutien public, n’est malheureusement pas exhaustive. En d’autres termes, la greffe avec le champ des arts et de la culture ne prend pas facilement en ce début du XXIème siècle. Le passage d’un monde à l’autre est illusoire. L’un est opaque pour l’autre. « Pratiquer un art, oui, mais en faire un enjeu économique dans le cadre d’un Esat, trop compliqué ! Et puis vous savez, l’art, de nos jours, pffffffff (…) » concluait par exemple un Directeur Départemental de l’Action Sociale, soutenu de pied ferme par l’association gestionnaire, alors que se décidait le sort de l’Établissement et service d’aide par le travail Cecilia[2] dans lequel j’exerçais des fonctions d’éducateur spécialisé depuis une dizaine d’années.

L’histoire de cet établissement et de son territoire d’implantation, les soutiens et les bâtons dans les roues, les débats qu’il provoqua dans les médias généralistes et spécialisés nécessiteraient à eux seuls une thèse d’université – avis aux amateurs. La Cie / Esat culturel CECILIA, c’est un lieu atypique, qui tenta, pendant une décade, d’offrir aux personnes en situation de handicap une pluralité de parcours professionnels, notamment l’accès aux métiers du spectacle — théâtre, musique, régie son et lumière. Nombre de personnes accueillies (handicap intellectuel et psychique) ont tenté sans succès les chemins traditionnels. L’activité professionnelle par les arts du spectacle est l’alternative proposée, chemin de traverse pour aller voir du côté de sa sensibilité. Il s’agissait donc, dans cette “zone non-thérapeutique”, de faire des spectacles théâtraux et musicaux, et d’y travailler ensemble. Puis de les diffuser au fil du temps. L’affaire n’était pas gagnée, il fallait déparalyser les comédiens et musiciens de la peur d’être là, au milieu de ce public, déparalyser pour jouer et tenir leur rôle. Mais ce lieu atypique n’est plus que du côté du souvenir : il ferma le 31 août 2008, laissant une trentaine personnes en situation de handicap sans perspective professionnelle et sociale, et une équipe médico-sociale à l’ANPE. Le projet innovant aura été accélérateur d’existence : le voilà créateur de désert.

Faire cause commune

Pendant cette aventure éducativo-artistique, il me fallait m’ouvrir aux terres étrangères, s’évader vers d’autres imaginaires. Le hasard a fait qu’un jour je rencontrai un certain Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe et danseurs. Un poète du geste qui créa une pièce extra(ordinaire) au nom de Ook, avec Nienke Reehorst et les performers rencontrés au Theater Stap – un ESAT artistique version Belge.

Ce chorégraphe se situait du côté des danseurs. Il faisait cause commune avec eux, dont certains étaient en vacance de langage, des hommes et des femmes qui transformaient le public par leurs intelligences corporelles, leurs moindres gestes devenus danse, aidé du regard magnifiant du chorégraphe. Il était évident qu’entre ce « point de vue-là » du chorégraphe et le « point de voir » du danseur, la différence était remarquable. Mais en se laissant dériver vers leur langage, à eux, le propos chorégraphique avait une drôle de gueule.

C’est à partir de ces danseurs cabossés que le chorégraphe faisait des propositions. Sa tâche n’était pas simple : il s’agissait de saisir le moindre geste, de saisir l’opportunité d’un souffle, d’un espace pour inventer un autre geste, alors qu’inventer n’est peut-être pas si nécessaire. Il suffisait peut-être de suivre.

Ce « point de voir » du danseur échappait radicalement au chorégraphe. Il s’agissait de considérer le langage à partir de la « fenêtre » du danseur comme on peut ‘‘voir’’ la justice – ce qu’il en est de – ‘‘de la fenêtre’’ d’un gamin délinquant. Pour ‘‘voir’’ le langage du danseur, Sidi Larbi Cherkaoui investissait un territoire imaginaire représenté par un plateau théâtral, et posait la question aux danseurs : quel est ton rêve ? Imaginez un instant des rêves de grossesse, de suicide, de défilé de mode, de course olympique, d’ébats amoureux, le tout joué, dansés, mimés par des performeurs, et lourdement cabossés par-dessus le marché !

Sortir du clivage art / travail social

Après l’expérience à la Cie / Esat culturel Cecilia, je trouvai « refuge » au sein de l’IRTS Île  France, avec lequel j’avais déjà quelques collaborations au compteur. Formateur en travail social, voilà donc une bien belle perspective, que j’embrassai avec la ferme conviction que les expériences artistiques en travail social rencontraient des résistances non pas auprès des acteurs culturels et artistiques (généralement ouverts à réinterroger l’art au contact de public, comme on l’a vu avec ce chorégraphe), ni auprès de bénéficiaires des établissements et services sociaux (souvent demandeurs pour s’inscrire dans des territoires imaginaires et développer un rapport créatif au réel) mais auprès des professionnels du travail social eux-mêmes, qu’ils soient responsables d’institutions ou de services, acteurs de terrain novices ou expérimentés.

Quelles seraient ces résistances, sinon le rapport aux arts et à la culture des travailleurs sociaux, qui estimeraient, peut-être à juste titre, que ce champ ne leur appartiendrait pas, chercheraient à cliver le travail social et les arts, plutôt que de les mailler et de suivre, par exemple, les propositions du Collectif Les théâtres de l’Autre : « Ainsi il a pu arriver que l’art propose une remise en question de la conception du soin ou du social, ainsi il a pu arriver que l’art propose une remise en question du politique, et ainsi il a pu arriver que certaines conceptions du soin ou du social remettent en question certaines conceptions de l’art »[3].

Ces expériences artistiques en milieu médical et médico-social, pas si rares qu’on ne peut le penser[4], soulèvent l’inévitable question de l’autorisation, au sens symbolique du terme, de leur mise en œuvre : le professionnel en travail social, peu expérimenté dans le domaine des arts et de la culture, pas toujours au fait de la création contemporaine, ayant parfois le sentiment d’« idiotie culturelle » devant la complexité des œuvres, peut-il créer des foyers pour l’imagination des personnes qu’il accompagne ? En somme, que fait-il de sa responsabilité devant l’attente (pas toujours exprimée) des personnes en difficulté qui attendent parfois qu’on leur permette de faire œuvre ?

Le film Au bonheur de ces dames, projeté en 2009 au Festival du film d’action sociale de Montrouge, montre que les actions artistiques et culturelles, quand elles sont usées avec intelligence et synergie, peuvent grandement participer à l’émancipation d’un public fragilisé – ici une assistante de service social qui impulse l’enregistrement d’un CD de chansons écrites par des femmes en insertion, accompagnées par des auteurs et artistes expérimentés. Aussi, il n’y a pas les éducateurs au sens large d’un côté (AMP, ME, ETS, EJE, ES,…) et les assistants de service social / Conseiller en économie sociale et familiale de l’autre, il n’y a pas les décideurs d’un côté et les acteurs de terrain de l’autre, comme il n’y a pas les professionnels du travail social d’un côté et les acteurs culturels et artistiques de l’autre. L’ensemble des professionnels en travail social aurait pour mission d’agir auprès des publics en difficulté, et d’accompagner ces personnes autour d’un projet de vie, dont l’art et culture feraient nécessairement partie, ni plus ni moins que le logement, la santé, l’éducation, le bien-être physique, affectif, moral, etc. La plupart des textes régissant l’action sociale en font d’ailleurs état, sans compter le feu Jean Vilar[4] qui affirmait haut et fort que  « l’ambition est de faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite (…) l’art étant une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin, il se doit donc être un service public, tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ? »

Le faux problème de l’expertise

La culture, lieu du partage du sensible, lieu aussi du travail territorial, partenarial et de réseau : l’assistante sociale doit-elle être une experte en musique actuelle pour impulser l’enregistrement d’un CD avec les femmes inscrites dans un parcours d’insertion ? Ou l’éducateur de jeune enfant être un artiste confirmé pour organiser des expositions temporaires de plasticiens en contre partie d’explorations artistiques dans un lieu d’accueil de jeunes enfants accompagnés de leur famille ? Ou l’Aide Médico Psychologique (AMP) d’un centre de rééducation et de réadaptation fonctionnelle être un cinéphile aguerris pour sortir régulièrement les résidents au cinéma ? Ou l’éducateur en poste dans un Centre d’Hébergement et de Réadaptation Social (CHRS) être écrivain pour organiser la venue d’un auteur animant un atelier d’écriture auprès des sans domicile fixe ? Ces professionnels en travail social, en même temps qu’ils sollicitent un territoire et des partenaires artistiques et culturels, en même temps qu’ils découvrent les multiples potentiels des personnes accompagnées, développent eux aussi leur sensibilité artistique tout en élargissant leur champ d’action.

Vers un « découvrir ensemble »

Je me souviens de Bénédicte[5], une jeune femme en situation de handicap inscrite dans un parcours professionnel de musicienne à la Cie / Esat culturel Cecilia. Dans un écrit fictionnel, elle met en scène un fan de Claude François dans les années soixante. Par son texte et ses recherches, elle développe véritablement une passion autour de ce chanteur de variété, passion qui devient compétence à force de travail. Dans un premier temps étranger à son hobby, pour ne pas dire inintéressé, j’accompagne Bénédicte dans la construction de son récit. Sa culture, immanquablement différente de la mienne, se doit d’être valorisée, sous peine de passer pour un « colonisateur culturel », ou pire, un expert. Et que me dit Bénédicte ? Claude François, c’est ma culture, et cette culture m’aide à vivre.

Dans ce contexte, inutile de préciser que Bénédicte est indifférente aux fameux programmes d’« accès à LA culture », m’interpellant de fait sur la relation entre culture profane / culture savante. Au fil des mois, malgré une importante déficience intellectuelle et de multiples troubles associés, Bénédicte parvient à rédiger un récit plus qu’honorable. Un imaginaire, ça se construit. Son texte fait l’objet d’une socialisation dans l’établissement et dans son environnement familial. Quant à moi, je deviens incollable sur Claude François. Ce qui ne m’empêche pas d’inviter régulièrement Bénédicte à découvrir des artistes contemporains au centre Georges-Pompidou, artistes qui me sont aussi étrangers que Claude François, mais que je m’autorise à découvrir pleinement en compagnie de Bénédicte et des autres usagers : j’apprends alors à assumer pleinement mon idiotie culturelle, à partager comme jamais mon ignorance et à accepter de transformer mes repères, donc mon regard. Daniel Buren, Sophie Calle, DADA, Max Beckmann, Joseph Beuys et les autres artistes exposés dans ce lieu mythique n’ont qu’à bien se tenir.

De la nécessité, parfois, d’un passeur

Le domaine de l’histoire de l’art ne m’étant guère familier, je n’entre pas esseulé dans cette « aventure muséale » : un conférencier, formé à l’accompagnement de public spécifique, se fait un plaisir de nous guider, d’accompagner autant le regard de Bénédicte, de ses collègues que le mien, d’accompagner nos regards tout en travaillant le sien : il mouille aussi son maillot et se risque autant nous nous risquons. L’œuvre est une sensibilité au monde, dit-il, et j’entends faire partager cela, la conjuguer à la mienne et à vous qui êtes là. Par des visites théâtralisées, poétisées, chantées (allant même jusqu’à insérer une chanson du fameux Claude François dans une des visites – Bénédicte était aux anges), ce passeur nous conduit à réagir, imaginer, et trouver notre place dans l’analyse des œuvres par l’émotion que chacun, sans exception, est en mesure d’éprouver.

En somme, l’art et la culture s’appréhendent en présence de l’usager et parfois d’un passeur, dans un « découvrir ensemble », le professionnel en travail social et le passeur considérant dès lors les références culturelles de l’usager sur le même plan que les leurs. L’éthique (comment devrons-nous vivre ensemble ? quels sont les principes communs qui rendent cette vie possible ?) est de fait convoquée par cette expérimentation, par le partage d’une histoire commune.

Postlude

« Je m’appelle Catherine Springuel. J´ai 30 ans et j´habite en Belgique, avec mes parents. Ma mère est prof de français et mon père est retraité. J´ai deux frères et une sœur […]. J´ai aussi une tante au Canada qui a dix enfants. Moi, Catherine, j´aime beaucoup Michel Sardou, l´Internet et les spaghettis bolognaises. Je n´aime pas les épinards, les choux de Bruxelles et les gens qui crient fort.

Plus tard je veux vivre en Belgique et devenir téléphoniste chez Theater Stap. Quand j´étais petite, j´ai été opérée du nez et une fois, je suis tombée dans les pommes dans un avion allant vers l´Amérique et mon visage s´est écrasé dans mon plat !

Aujourd’hui je suis contente. Parfois je suis triste. Alors je me pose des questions et j’écoute La Maladie d’amour de Michel Sardou et alors je pleure. Alors je pense : “Et plus tard ? Qu´est-ce qu´il se passera avec maman ? Et papa ? Et moi ? Je serais toute seule avec moi-même”, je me dis. Et alors ça fait mal. Ici, dans mon cœur. Très mal.

Mais alors je me dis : “Il y aura toujours des amis, il y aura toujours Michel Sardou et il y aura toujours des spaghettis bolognaise. »[6]

                                                            * * *

[1] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, éd. Gallimard, 1961.

[2] CECILIA : Centre  d’Expression Culturel et d’Initiative Locale pour l’Intégration des Adultes

[3] Collectif, Des théâtres de l’autre, collection « Les Mots en partage », Éditions ACORA, Paris, 2001, p. 130.

[3] Pour approfondir : Associations, Esat, Foyer de vie, IME, CHRS… Ils ont osé l’art, Lien social n°937-938 du 16/07/09 ; Horschamp de l’art, L’art en difficulté, Abris, chantiers et asiles de l’art, Collection Horschamp, 257 pp., Paris, mars 2007 ; Art et travail social, des pratiques artistiques et la question sociale, Le sociographe, n°6 et n°7, Montpellier, 2004 ; …

[4] Jean Vilar (1912-1971), acteur, metteur en scène, créateur du Festival d’Avignon et directeur du Théâtre national populaire au Palais de Chaillot.

[5] Le prénom a été changé.

[6] Sidi Larbi Cherkaoui, rencontres, Joël Kérouanton, ed. l’œil d’or, Paris, 2004, p 31. Texte issu du spectacle ook, chorégraphié par Sidi Larbi Cherkaoui et Nienke Reehorst, autour des rêves partagés des danseurs « autrement capables » et des chorégraphes. Ce récit fut dicté par Catherine Springuel, accompagné et mis en forme par une éducatrice spécialisée, avant d’être intégré au spectacle. Ook est porté par le Theater Stap, Foyer de vie et Esat artistique situé à Turnhout, près d’Anvers (Belgique).

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écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )

© photo : Emmanuel Balsan
1ère mise en ligne 20 novembre 2015.